par Panayotis Soldatos, le mardi 04 mars 2014

Longévité ou «décote» de la présidence semestrielle du Conseil dans une Union au leadership polycéphale ?



L'accession semestrielle à la présidence du Conseil de l'Union européenne et l'emphase qui y est mise par l'État membre qui l'assume – et l'actuelle présidence hellénique, en quête, par ailleurs, de crédibilité, dans son contexte sociétal difficile, le confirme -- nous révèlent l'attachement, encore qu'à des degrés variables, de ses titulaires à cette fonction de leadership européen tournant. Cette attitude se maintient, dans l'ensemble, malgré les changements intervenus depuis le traité de Lisbonne et l'établissement, au sein de l'Union, d'un schéma polyarchique de présidences qui, inévitablement, restreint, voire affaiblit ladite présidence semestrielle : celle-ci, en effet, ne s'étend plus, aujourd'hui, à un Conseil européen «constitutionnalisé», qui dispose d'un président élu, à temps plein et de durée, ni comporte la présidence de la formation du Conseil «Affaires étrangères», maintenant assurée par le Haut Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, tandis que les ministres des finances des pays membres de la zone euro, qui se réunissent en marge des réunions de la formation «ECOFIN» (sans, toutefois, constituer une formation formelle du Conseil), en tant qu'Eurogroupe, ont leur propre président. Aussi, comme nous le constatons depuis, et malgré ces changements de réformes institutionnelles, nombre de gouvernements de pays membres qui assument la présidence semestrielle (souvent ceux de petits pays, en quête de visibilité, ou de nouveaux-venus de l'élargissement, néophytes enthousiastes du système) continuent-ils à vouloir revêtir, avec enthousiasme, l'habit de président semestriel et à déployer des efforts de leadership, sans égard au «tassement» et «décote» de la fonction : la visibilité (interne, européenne et, plus largement, internationale), offerte par une telle fonction semestrielle, comme, également, l'occasion d'introduire, voire de promouvoir, par l'agenda de la présidence, certaines priorités de politique européenne, souvent en interdépendance avec des préoccupations nationales, sous-tendent leur empressement-engouement dans cet exercice. À cet égard, et pour se limiter, à titre d'exemple, à l'actuelle présidence du Conseil par la Grèce, on constate que les gouvernants et divers segments des gouvernés, en quête de gains de crédibilité de «réhabilitation», dans le contexte de leur vaste crise sociétale nationale et de la surveillance directionnelle pressante de la «troïka», en matière macro-économique et de réformes structurelles, ont plutôt exagéré la portée de l'accession du pays à la présidence du Conseil, du reste largement médiatisée, espérant, du même souffle, pouvoir en profiter pour faire avancer des revendications nationales d'allégement de la dette et de la surveillance européenne; quant à la «décote» d'une telle présidence, telle que nous l'avons énoncée, elle n'a pas été relevée, dans cette euphorie volontariste de fuite en avant.


I. La tentative avortée d'une nécessaire réforme du régime de présidence semestrielle du Conseil

1° Au niveau des principes intégratifs, le système de présidence semestrielle constitua, dès le départ, une manifestation de l'égalité des États membres (principe fédéral) et, également, du souci de réduire la prédominance du leadership politico-économique et le poids de l'asymétrie institutionnelle des grands États, tout en permettant, par ailleurs, à la fois la responsabilisation des petits États et le rajeunissement des orientations des CE, chaque présidence lançant son agenda de priorités et initiatives intégratives, dans le cadre, certes, des traités. Cette fonction de présidence semestrielle du Conseil et de ses formations s'est, par la suite, étendue au Conseil européen.

Cela dit, la pratique de cette rotation fréquente à la présidence du Conseil a révélé les nombreuses carences du système et notamment: l'absence de continuité dans les orientations-actions, tant sur le plan interne (intracommunautaire) que sur le plan international (dans ce dernier cas, surtout en période de crise); la segmentation de l'œuvre législative, au niveau des travaux du Conseil et de ses diverses formations spécialisées (fort nombreuses dans les années 90 -- vingt-deux --, elles demeurent, encore aujourd'hui, une source d'arythmies, malgré leur réduction à dix); l'illisibilité du système intégratif interne et de sa représentation externe, vis-à-vis de ses interlocuteurs étrangers, toujours en quête de «localisation» de la voix de l'Europe. À cet égard, l'élargissement progressif de l'Union (aujourd'hui, à vingt-huit membres, avec aussi un processus continu d'ouverture -- négociations et nouvelles candidatures --, vers la Turquie et divers pays des Balkans frappant à la porte de l'Union) a, inévitablement, contribué à l'alourdissement, tant par ses aspects quantitatives que par ses dimensions qualitatives (hétérogénéité des membres), l'oeuvre d'un Conseil en formations nombreuses et en succession fréquente de présidence (dans cette rotation semestrielle), multipliant et approfondissant les discontinuités et les arythmies.

2° C'est à la lumière de cette réalité dysfonctionnelle que le Conseil européen de Laeken, de décembre 2001, avait souligné, dans l'optique de la convocation d'une Convention de réforme constitutionnelle (Convention sur l'avenir de l'Europe), le besoin d'envisager une présidence du Conseil plus longue. Malheureusement, ni la Convention et le défunt traité établissant une Constitution pour l'Europe, ni celui de son repêchage in extremis, à Lisbonne, n'ont pu aboutir à une réelle solution du problème : l'espoir de réforme, voulant remplacer la présidence semestrielle du Conseil par une présidence stable et de durée, fut déçu.

II.- L'actuelle ambiguïté d'un régime de présidence tournante, parallèle à un schéma polyarchique de présidences au sein de l'Union

1° Dans le cadre d'une réforme a minima, le traité de Lisbonne procéda à des «retouches» du système : on s'est rabattu sur un changement qui maintient le système de rotation semestrielle et qui est traversé par une nouvelle et plus complexe cohabitation de présidences : une déclaration, rattachée audit traité, établit un Projet de décision du Conseil européen relative à l'exercice de la présidence du Conseil, qui s'inscrit dans une logique de système de rotation semestrielle légèrement améliorée. Elle prévoit, en effet, que la présidence des autres formations du Conseil (en dehors de celle des affaires étrangères, présidée par le Haut Représentant) sera « assurée par des groupes prédéterminés de trois États membres pour une période de 18 mois […]» et que «chaque membre du groupe assure à tour de rôle, pour une période de six mois, la présidence [des autres] formations du Conseil [… et que] les autres membres du groupe assistent la présidence dans toutes ses responsabilités, sur la base d'un programme commun». Aussi, avec ce «trio» a-t-on reporté à plus tard la vraie réforme du système, laissant au Conseil européen le soin de décider de «la liste des formations du Conseil autres que celle des affaires générales et celle des affaires étrangères […]» et, également, d'adopter des décisions relatives « à la présidence des formations du Conseil, à l'exception de celle des affaires étrangères [...]» (art. 236 TFUE).

2° Par ailleurs, le traité prévoit une nouvelle et plus complexe cohabitation de présidences. En effet, au lieu de réussir à établir un régime de plus grande continuité de présidence pour le Conseil, il recèle un important «glissement», en introduisant le «découplage» de la présidence du Conseil de celle du Conseil européen, la seconde rendue à temps plein et de durée; il accentue ainsi le processus de polyarchie, qui constitue le phénomène central de notre problématique, car il met la présidence rotative du Conseil en cohabitation difficile, voire en situation de «décote», par rapport à celle du Conseil européen, et en situation de polyarchie éclatée dans l'Union, vu aussi les autres présidences (du Conseil «Affaires étrangères», de l'Eurogroupe, du sommet de la zone euro -- présidence actuellement confiée au président du Conseil européen, mais pouvant, la prochaine fois, en être «dissociée»).

Au niveau de l'explication d'une telle orientation «éclatée», nous avons observé le désir de petits pays de pouvoir continuer à bénéficier de cette rotation à la présidence, concomitant à la préférence de grands États membres pour une Union polycéphale, teintée d'intergouvernementalisme polyarchique.

3° Cependant, cette situation de réforme avortée n'empêche pas toujours l'exercice réussi de certaines fonctions spécifiques de la présidence semestrielle, fonctions d'ordre administratif, de coordination des diverses formations du Conseil ou des relations entre le Conseil (et ses formations) et le PE (notamment pour la codécision), ou, encore, de «honest broker» interinstitutionnel. À cet égard, la pratique nous fournit des exemples de présidences semestrielles du Conseil enthousiastes et dynamiques : on peut citer, ici, les cas de la Belgique, pays résolument engagé pour la cause de l'intégration européenne et de longue, riche et efficace expérience diplomatique, et de la Pologne, avec des initiatives diplomatico-politiques dans des sphères particulières de son rayon géopolitique d'influence (penser, notamment, aux dossiers des relations avec les pays de l'Est européen, des rapports avec la Russie, du cas ukrainien, etc.). À l'inverse, on peut signaler la permanence du risque de conduites erratiques de présidence, lorsque des pays membres en crise interne et/ou internationale, qui accèdent , forcément, à la présidence semestrielle, s'y activent, dans une fuite en avant pour faire oublier à leur opinion publique des situations nationales difficiles ou l'amener à croire en la capacité décisionnelle et de leadership du gouvernement ou, encore, pour tenter de promouvoir, au sein de l'Union, des dossiers d'intérêt national qui ne convergent pas toujours avec l'intérêt dit «communautaire» (penser au cas de la présidence semestrielle actuelle de la Grèce, qui l'assume «en grande pompe» -- malgré les limites institutionnelles soulignées de la fonction de présidence du Conseil --, à un moment où le pays traverse une profonde crise institutionnelle et sociétale interne et, en même temps, se trouve en relation tendue avec les institutions européennes et la troïka, qui exigent un rigoureux et accéléré assainissement macro-économique, parallèle à d'importantes et difficiles réformes structurelles.

4° In fine, les phénomènes de polyarchie et de cohabitation difficile de présidences, qui composent l'environnement institutionnel de la présidence semestrielle du Conseil, invitent à une première rationalisation du système de l'Union, dans le but de remplacer la polyphonie par une présidence réelle de l'Union européenne, qui pourrait être amorcée le jour où le président de la Commission deviendrait, également, président du Conseil européen, scénario compatible avec le traité de Lisbonne.


Panayotis Soldatos est professeur émérite de l'Université de Montréal et 
titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin – Lyon 3

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