par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mercredi 12 décembre 2007

Trois milliards quatre cent mille euros de contrats annoncés lors de la visite de Nicolas Sarkozy en Algérie, du 3 au 5 décembre 2007. De quoi faire oublier les diatribes contre la France et le "lobby juif", censé avoir porté l'actuel président à l'Elysée si l'on en croit ce qui se dit, à voix haute et sans vergogne, dans le système de pouvoir algérien. En contrepartie, Nicolas Sarkozy condamne le "système colonial" et le "colonialisme" ; l'exercice rhétorique consiste à simuler la repentance sans en prononcer le mot. Des références appuyées et répétées à Albert Camus fournissent l'indispensable décorum culturel : "La France, maîtresse des arts, des armes et des lois" … Le "story-telling" se déroule sous le regard exigeant de Abdelaziz Bouteflika, complaisamment campé en "père de la nation", avec pour critique littéraire le ministre algérien de l'Intérieur, porte-voix du pouvoir : "Cela va dans le bon sens mais nous dirons toujours que ce n'est pas assez". A Constantine, Nicolas Sarkozy invite la France et l'Algérie à se "faire confiance" pour gagner ensemble "le pari de l'Union méditerranéenne". Paris et Alger seraient-ils donc les architectes d'un futur ensemble coopératif centré sur la Méditerranée ? La manœuvre a déjà été tentée et elle a déçu ; il faut porter le regard vers d'autres horizons.


On se souvient que le Partenariat euro-méditerranéen (PEM), lancé à grands renforts de déclarations volontaristes à Barcelone, en 1995, n'a pas porté les fruits escomptés (1). Très vite, le marché qui consistait à échanger le développement économique contre la sécurité, s'est révélé illusoire et les multiples palinodies sur le thème du "dialogue des civilisations" n'ont pu longtemps dissimuler la réalité des faits. Réunis à Marseille en 2000, les pays signataires ne peuvent s'accorder sur les termes d'une charte de paix et de stabilité. Les temps sont au "barcelono-pessimisme". Dans les cinq années qui suivent, les choses ne s'arrangent guère et, le 27 novembre 2005, le sommet de "Barcelone II" tourne au fiasco. Tous les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne sont présents mais leurs homologues des pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée brillent par leur absence. Les seules exceptions concernent le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et le premier ministre palestinien, Mahmoud Abbas. Le premier veut faire entrer son pays dans l'Union européenne et le second représente une entité tenue à bout de bras par Bruxelles. La Méditerranée est et demeure la principale aire de tensions géopolitiques au plan mondial.

Dans l'intervalle et pour pallier les insuffisances du Partenariat euro-méditerranéen dans le domaine sécuritaire, la diplomatie française a cherché à promouvoir un forum prétendument plus cohérent, centré sur la Méditerranée occidentale. Pour ce faire, elle réinvestit une formule de partenariat dit " 5+5", proposée sans grand succès en 1983. A vingt ans de distance, la proposition d'une "Initiative de sécurité" ouest-méditerranéenne est lancée à Lisbonne, le 12 septembre 2003. Ce forum associe quatre pays européens (France, Espagne, Portugal et Italie) et les trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). Limitée, la zone géographique ne regroupe qu'un nombre réduit de pays ce qui est susceptible de contourner les difficultés inhérentes au multilatéralisme. Les projets doivent être choisis en partenariat à partir d'intérêts identifiés en commun. Une première réunion d'experts en format" 4+3" est organisée à Paris, en septembre 2004. Dans le mois de novembre qui suit, Rome accueille une seconde réunion en format "5+5" (entrée de Malte, de la Mauritanie et de la Libye). Réunis à Paris le 21 décembre 2004, les ministres des dix pays décident d'établir une coopération sécuritaire multilatérale en Méditerranée occidentale : une déclaration d'intention est signée et un plan d'action est établi, avec pour priorités la surveillance maritime, la contribution des forces militaires, la protection civile et la sécurité aérienne.

Pour donner corps à l' "Initiative de sécurité 5+5", une architecture légère à trois niveaux est mise en place : une réunion annuelle des ministres de la Défense est chargée de dresser le bilan du plan en cours et d'approuver le plan d'exécution de l'année suivante ; les responsables du ministère de la Défense (deux par pays) se réunissent deux fois par an pour lancer et suivre les plans d'exécution d'une part, et désigner des comités ad hoc d'experts d'autre part ; ces comités sont chargés d'organiser les séminaires requis par les plans d'action. L'ensemble du mécanisme de pilotage est donc à la fois léger et structuré ; il est censé conférer une plus-value opérationnelle par rapport aux lourdes procédures du Partenariat euro-méditerranéen.

Cette "initiative de sécurité" est en large partie fondée sur le resserrement des relations diplomatiques franco-algériens et un sensible rapprochement militaire des deux pays. Les accords de défense précédemment signés par Paris et Alger, en 1967 et en 1983, n'ont pas donné lieu à une véritable coopération et le ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, se rend donc à Alger, le 19 juillet 2004, pour poser les bases d'une collaboration militaire qui comporte trois volets : la formation des troupes algériennes (accueil d'officiers et sous-officiers algériens dans les écoles militaires françaises) ; la modernisation de leurs équipements (dispositif électronique de contrôle des frontières terrestres, maritimes et aériennes) ; la conduite d'exercices communs.

Dans le schéma élyséen, Jacques Chirac est aux commandes, l'industrie française de défense devrait rapidement conquérir en Algérie de larges marchés à l'export. Les Etats d'Europe du Sud qui coopèrent avec la France au sein des structures militaires que forment l'Eurofor au plan terrestre et l'Euromarfor au plan naval – l'Espagne, le Portugal et l'Italie, en sus de la France - seraient naturellement amenés à rejoindre Paris pour participer à des manœuvres communes avec les trois pays du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). Selon les scénarios les plus optimistes, les pays des rives nord de la Méditerranée occidentale jetteraient ensuite les fondements d'un futur Partenariat de défense en Méditerranée occidentale, donnant ainsi une dimension militaire au Partenariat euro-méditerranéen. La presse française répercute alors l'information et la chose semble acquise : le "leadership" national est réaffirmé sur les approches méditerranéennes du territoire.

L'entreprise achoppe sur les difficiles relations entre Paris et Alger. Les différentes perceptions du passé colonial de part et d'autre de la Méditerranée et les polémiques suscitées par la loi française du 23 février 2005, sur l'indemnisation des rapatriés et des harkis (2) , expliqueraient la détérioration des rapports bilatéraux. Il faut pourtant souligner combien Abdelaziz Bouteflika joue avec les souffrances de la guerre d'Algérie, manipule systématiquement les mémoires et les représentations nées de cette période, pour refonder la réconciliation nationale algérienne et panser les plaies de la guerre civile des années 1990. Le 29 septembre 2005, les Algériens sont en effet invités à se prononcer par référendum sur une "Charte pour la paix et la réconciliation", pour mettre un terme aux affrontements entre l'Etat et les groupes islamistes. Conformément au mécanisme anthropologique du bouc-émissaire, il faut taper sur la France et les Français pour tenter de souder l'Algérie, construction artificielle née de la colonisation. Le "oui" l'emporte bien à plus de 93% mais le taux de participation n'est que de 50,79%. Depuis, les attentats ont repris et Al Qaïda-Maghreb menace la France d'un nouveau "djihad".

En dépit des dénégations répétées du Quai d'Orsay et nonobstant la stratégie française d'évitement, le projet de "traité d'amitié" prévu pour 2005, hâtivement présenté comme le pendant du Traité de l'Elysée, n'a pu encore être signé. Recevant Philippe Douste-Blazy à Alger, le 10 avril 2006, Abdelaziz Bouteflika a réfuté l'idée même d'un "partenariat d'exception" entre la France et l'Algérie. Il argue du passé colonial, encore et toujours, du régime des visas et des relations étroites entre la France et le Maroc, avec des prolongements sur le Sahara occidental notamment, pour justifier le refus d'un traité entre les deux pays.

A l'arrière-plan de ce climat dégradé entre Paris et Alger (une constante diplomatique malgré les enthousiasmes de rigueur côté français), il y a l'embellie des relations entre les Etats-Unis et l'Algérie, sur fond de poussée américaine en Afrique du Nord. Au Maghreb, le processus est amorcé avec l'"Initiative Eisenstadt", du nom du sous-secrétaire d'État américain de l'époque, en 1998. Cette initiative se traduit par une grande offensive économique régionale. Dans le cadre bien plus large du projet de "Grand Moyen-Orient", l'objectif américain est de faire de l'Afrique du Nord un modèle opposable à l'islamo-terrorisme. Cela ne va pas sans concurrencer la France et en décembre 2003, Colin Powell effectue un voyage diplomatique au Maghreb, alors que la Tunisie accueille un sommet "5+5". Par la suite, George W. Bush invite les chefs d'Etat de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie au sommet du G8 de Sea Island (juin 2004).

La Tunisie et le Maroc retiennent particulièrement l'attention de l'administration Bush. Au Maroc, les Etats-Unis bénéficient de facilités dans les bases navales et aériennes du royaume moyennant une importante aide militaire et la formation du personnel militaire. Un accord bilatéral de libre-échange est signé (mars 2004) et les Etats-Unis ont accordé au royaume chérifien le statut d' "allié majeur hors OTAN" (juin 2004). Depuis, le Maroc a préféré des F-16 au Rafale de Dassault (automne 2007). Les rivalités franco-américaines se concentrent sur l'Algérie. Dans l'intervalle, l'administration Clinton a en effet renoncé à privilégier une solution négociée qui associerait le Front islamique de salut (le FIS) aux destinées de l'Etat-FLN. En 1999, l'accès au pouvoir d'Abdelaziz Bouteflika amène Washington à faire sienne la politique française de soutien aux généraux algériens.

Dans l'après-11 septembre, l'administration Bush renforce la coopération militaire des Etats-Unis avec l'Algérie et du matériel de lutte anti-terroriste est livré. La coopération porte notamment sur la région du Sahara où les Etats-Unis ainsi que les Etats du Maghreb redoutent l'implantation de groupes terroristes de la mouvance Al Qaïda. Lors d'une tournée au Maghreb, les 11-12 février 2006, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, met en exergue l'importance de cette coopération militaire et il envisage la possible implantation d'une base dans la région (on évoque alors la Mauritanie). Ces nouvelles convergences s'accompagnent d'un renforcement du "Dialogue méditerranéen" de l'OTAN, proposé aux pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée dès le milieu des années 1990. Des unités navales de l'OTAN font donc régulièrement escale dans les ports algériens.

L'Algérie achète par ailleurs des armes à la Russie avec laquelle elle pratique une coopération multiforme renforcée. Signé par Vladimir Poutine et Abdelaziz Bouteflika à Alger, l'accord d'équipement militaire du 10 mars 2006 a surpris par son importance, 7,5 milliards de dollars, et par la liste des matériels concernés : 40 Mig-29, 28 Soukhoï-30 et 8 systèmes de missiles sol-air S-300, entre autres livraisons (3). Cet accord met en cause les équilibres militaires nord-africains d'où l'inquiétude du Maroc, amené à se tourner plus encore vers les Etats-Unis. La visite du président russe a également un volet énergétique. La nouvelle entente Alger-Moscou se concrétise par la mise en place d'une alliance, signée le 4 août 2006, entre Gazprom et Sonatrach. Ces deux sociétés assurant 36% de l'approvisionnement en gaz naturel de l'Union européenne, les autorités bruxelloises redoutent la formation d'une "OPEP du gaz". La diplomatie Chirac est prise au piège des relations spéciales qu'elle voudrait simultanément entretenir avec Alger et Moscou.

Patience et longueur de temps. La vive concurrence américaine et le retour tant diplomatique que commercial de la Russie en Algérie expliquent la complaisance de Paris à l'endroit des multiples attaques verbales d'Abdelaziz Bouteflika et de l'arrogante classe politique algérienne. Vient s'y ajouter la percée de groupes chinois qui rivalisent avec les groupes français dans le secteur des biens de grande consommation, ceux des BTP et de l'énergie. En avril 2006, le président algérien fait savoir que la signature d'un "traité d'amitié" n'est pas d'actualité et le chef de sa diplomatie, Mohammed Bedjaoui, fixe les lignes : "L'Algérie tient à la refondation de ses relations avec la France, mais nos deux pays sont également souverains, également forts, également indépendants". Quelques jours plus tard, Mohammed Bedjaoui est à Washington où Condoleezza Rice lui remet, devant les caméras, une copie du traité d'amitié signé en 1785 entre les Etats-Unis et la principauté d'Alger. "Private joke" ! L'Algérie n'est décidément pas une chasse gardée française.

La France n'est donc plus en position dominante en Méditerranée occidentale - entre Paris et Alger, les asymétries mentales et morales l'emportent sur les dénivellations économiques et technologiques – et ce ne sont pas les jeux de langage qui pourront réduire la fracture entre les rives nord et sud de la Méditerranée. Il est plus urgent de resserrer les liens entre Européens et de renforcer les solidarités stratégiques transatlantiques. Edouard Balladur, l'ancien mentor de Nicolas Sarkozy, envisage quant à lui la mise en place d'une "Union occidentale", à l'horizon d'une génération . De fait, la géopolitique de la haine et du ressentiment qui menace les Européens dans leurs œuvres vives exige d'autres réponses que les mêmes et sempiternelles variations "dialogiques". Avec Mouhamar Kadhafi moins encore qu'avec Abdelaziz Bouteflika.

(1) Jean-Sylvestre Mongrenier, « L'Europe et la Méditerranée : Mare Nostrum ? », Fenêtre sur l'Europe, 7 novembre 2007.

(2) Abrogé le 16 février 2005, l'article 4 de cette loi évoquait le « rôle positif » de la colonisation.

(3) Ces livraisons d'armes seront vraisemblablement payées en gaz naturel sous la forme de licences d'exploitation.



Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense – européenne, atlantique et occidentale - il participe aux travaux du Groupe de réflexion sur la PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).

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