par Panayotis Soldatos, le lundi 15 septembre 2014

L'annonce du profil des membres désignés de la nouvelle Commission européenne à soumettre à l'approbation du Parlement européen et, par la suite, à la décision de nomination du Conseil européen, sans surprendre l'observateur averti des arcanes de l'Union européenne, heurte la sensibilité intégrative de tous ceux qui, malgré les errements du passé, en la matière, persistaient à espérer un sursaut institutionnel en faveur d'une nouvelle Commission moins politisée, soit moins dépendante des milieux politiques dirigeants des États membres; cet espoir se fondait, notamment, sur le pouvoir constitutionnel et le poids décisionnel accru d'un président de la Commission, désormais, élu par le Parlement européen et davantage légitimé par le suffrage universel de mai dernier, en tant que «tête de liste gagnante», pour peser sur la sélection des commissaires, eu égard aux critères établis par le traité et, en l'occurrence, à celui de l'indépendance des commissaires. Et pourtant, le président élu de ce nouvel exécutif européen, «coiffé» par des chefs d'État ou de gouvernement soucieux d'influence directionnelle en cette matière institutionnelle, en a décidé autrement. En effet, Jean-Claude Juncker, qui a «interviewé» (en considération des critères de compétence, d'indépendance et d'engagement européen, établis par le traité sur l'UE) les 27 pressentis des gouvernements nationaux et «endossés» par le Conseil, n'a pas voulu rompre avec la tradition de politisation partisane de la Commission (la «mauvaise politisation», selon la caractérisation formulée par Ph. De Schoutheete, la «bonne» étant celle de son approbation par le PE), initialement imposée sous la pression des orientations souverainistes du gaullisme des années 60 et allant en crescendo depuis la fin de la Commission Hallstein II; il semble même avoir fait de nécessité (les orientations-demandes insistantes des gouvernements des États membres) vertu, soulignant, lui-même, tout récemment, l'apport de capital politique des nouveaux commissaires, accumulé dans l'exercice de leurs hautes fonctions gouvernementales au niveau national, sans s'attarder point à leurs liens de dépendance vis-à-vis de la sphère politique nationale et des intérêts nationaux afférents.


Certes, la réflexion-argumentation qui suit ici et qui apparaît, du reste, comme une note discordante dans l'euphorie qui entoure l'annonce de la Commission désignée, même parmi les milieux favorables à un exécutif européen supranational, fort et efficace, reste sceptique devant cette évolution : à notre avis, cette politisation massive d'une Commission, «investie» par le biais de désignations à la fois hautement politiques et politisées, introduit dans le système institutionnel de l'Union une sorte, dirions-nous, de «Conseil bis». En effet, pendant que le Conseil réunit des représentants des États membres exerçant des fonctions ministérielles, la nouvelle Commission (comme, du reste, la précédente), selon un certain parallélisme de profil, que l'on pourrait, aujourd'hui, par une analogie, qualifier de «Conseil bis», est quasi exclusivement composée d'ex-membres de gouvernement (qualifiés ci-après d'anciens), dont la grande majorité ont été fraîchement «libérés» de leurs fonctions, surtout entre 2013 et 2014 (sortants), soit : de cinq anciens Premiers ministres, de trois anciens vice-Premiers ministres, de quatorze anciens ministres ou secrétaires d'État (deux de ces ministres, toutefois, ont eu un parcours bien plus long en milieu technocratique qu'en fonctions gouvernementales), d'un ancien ministre-président de Land, de trois anciens députés européens et de deux seulement personnalités pouvant être classées sous l'enseigne de technocrate. Notons que, sur un plan méthodologique, nous tenons compte, dans notre catégorisation, pour ceux qui ont assumé plusieurs fonctions politiques dans leur parcours, uniquement de celle de rang supérieur, exercée avant leur entrée au collège des commissaires, contrairement au communiqué de presse de la Commission européenne, du 10 septembre 2014, qui nous donne les profils des 28 commissaires désignés sur un éventail cumulatif de fonctions exercées durant leur parcours d'expérience politique et décisionnelle (5 anciens premiers ministres, 4 anciens vice-Premiers ministres, 19 anciens ministres, 7 anciens commissaires et 8 anciens membres du Parlement européen—ce qui ne modifie, certes, en rien de profil hautement politisé de cette nouvelle Commission).

Sur ce registre de l'indépendance des commissaires et en accord avec la conception néo-fonctionnaliste de Jean Monnet, tous les traités européens, depuis celui de Rome, insistent sur les traits constitutifs essentiels du profil des commissaires, soit leur compétence et leur indépendance (le traité de Lisbonne mentionne, également, leur engagement européen—il permettrait ainsi d'exclure les europhobes déclarés), avec, comme finalité, l'établissement d'un contrepoids institutionnel supranational, à caractère apolitique, face au Conseil et aussi, et surtout, dirions-nous, aujourd'hui, face au Conseil européen. Car, si la compétence, dans les domaines couverts par l'intégration européenne, n'est pas a priori absente du milieu des élites politiques, l'indépendance des commissaires, notamment par rapport aux intérêts nationaux et aux institutions des États membres (gouvernement, parlement, partis politiques), serait mieux préservée par des nominations éloignées du bassin du personnel politique national ou sous-national, puisant, plutôt, dans le vivier des experts et des vastes segments de la société civile et ses organisations. C'est ainsi que le principe d'un apolitisme de la Commission fut initialement établi, présent, certes, dans des dosages variables, dans les premières formations du collège des commissaires et ceci, essentiellement, jusqu'à la fin de la Commission Hallstein II : des tendances souverainistes avaient, alors, contribué au déclenchement d'un processus de politisation de la Commission politisation en croissance constante et concomitante avec l'élargissement des champs de compétence des Communautés européennes et de l'Union, qui entraînait celui des pouvoirs et rôles de l'exécutif de Bruxelles et suggérait aux États membres le besoin de mieux «encadrer» leur(s) ressortissant(s) y siégeant, voire d'y «loger» des personnalités politiques, si possible des «poids lourds» de leur système politique, dans le but d'un plus grand contrôle national des affaires de l'exécutif européen, avec, aussi, en amont, l'espoir d'obtenir un poste clé au sein de la Commission, proportionnel au poids-rang politique national des pressentis. Cette arrière-pensée de «proportionnalité» (poids-rang antérieur-importance de portefeuille de commissaire) a souvent été «exaucée», notamment dans le récent processus de sélection de commissaires, par plusieurs gouvernements et par le président élu. C'est dans cette logique et pratique croissante, qui culmine avec les Commissions Barroso II et Juncker, que des personnalités politiques de haut rang quittent (encouragées par leur gouvernement) leurs fonctions d'élu, de dirigeant politique influent ou de membre du gouvernement, pour siéger à la Commission et que d'anciens Premiers ministres ou ministres, écartés du pouvoir ou mis «à la réserve» du système politique national, comme aussi des candidats échouant dans la quête d'un mandat d'élu national, mais considérés politiquement influents au niveau des élites politiques de leur pays, prennent la route de Bruxelles. Pire, et l'on pouvait s'y attendre, après leur entrée en fonction, ressentant ce «mandat» officieux de «représentant national», plutôt que de se voir, selon le traité, de simples «ressortissants» d'État membre, n'hésitent souvent pas (le phénomène est croissant et gênant, du point de vue de l'autonomie du système européen) à défendre, au sein de la Commission, l'intérêt national, tout en continuant à suivre de près les affaires politiques de leur pays, voire à prendre même position (bien qu'en général discrètement) sur des questions de politique interne nationale et, in fine, à quitter, parfois prématurément, la Commission, en cours de mandat, pour participer à des joutes électorales nationales et pour retrouver des fonctions en politique nationale. Le profil culminant, l'avons-nous évoqué en préambule de notre réflexion, de cette politisation avait été celui de la Commission Barroso II de l'UE des Vingt-sept (initialement composée de deux anciens Premiers ministres, d'un ancien ministre-président de Land allemand, de seize anciens ministres, de quatre anciens députés et d'un ancien élu régional, avec seulement trois commissaires pouvant être qualifiés de technocrates-apolitiques) et il s'est reproduit, voire accentué, avec la nouvelle Commission Juncker.

Au niveau des motifs de cette évolution de politisation, en crescendo, de la Commission, des arguments furent avancés, visant à obscurcir les finalités poursuivies et, si possible, à les anoblir. En effet, malgré les réels motifs d'intérêt national détectés, normalement couplés à la recherche de gains d'influence politique et de contrôle au sein de l'Union, des justifications plus nobles furent mises de l'avant par les États membres à l'origine de cette «mauvaise politisation» : elles ne résistent, toutefois, pas à la réalité sous-jacente, ni réussissent à dissimuler les vrais motifs, ci-haut évoqués.

  - On soulève, notamment le besoin d'avoir, autour de la table du collège des commissaires, des personnalités politiques connaissant les réalités des pays membres, en vue d'initiatives législatives (et d'actes d'exécution) qui respectent les réalités et les sensibilités nationales : faible argument, lorsque l'on considère que des membres compétents et indépendants de la société civile peuvent, également, maîtriser ces réalités-sensibilités, tout en étant, parallèlement, aptes à s'élever au-dessus de la mêlée pour prendre des initiatives législatives ou des actes d'exécution, qui articulent mais aussi, et surtout, qui agrègent les intérêts nationaux et sectoriels dans la recherche d'une identification-formulation-promotion de l'intérêt commun, dit communautaire (européen), selon les exigences d'un optimum qualitatif et d'un dénominateur commun plus élevé.

  - Pour ce qui est de l'argument qu'une Commission hautement politisée aurait un plus grand poids de persuasion face aux autres institutions, il ne faudrait pas s'en faire grande illusion. Les chefs d'État ou de gouvernement en Conseil européen ou les ministres en Conseil ont des mandats politiques de leur population en cours d'exercice et disposent d'un pouvoir gouvernemental qui ne les incitera normalement pas à céder aux commissaires de ce club des ex-dirigeants politiques (d'ailleurs, dans la Commission Juncker, les anciens Premiers ministres proviennent de petits États membres, à l'influence, dès lors, réduite). De surcroît, souvent, le maintien d'une ambition politique de retour dans la vie politique de leur pays fera que ces commissaires n'antagoniseront pas facilement les représentants de leur gouvernement au sein du Conseil européen ou du Conseil, surtout lorsque, en règle générale, il proviennent de la même famille politique qu'ils souhaitent réintégrer après leur mandat de commissaire et, de préférence, dans une position plus importante, pour «services rendus» à Bruxelles.

  - Quant à la recherche d'une légitimité accrue pour la Commission, elle ne peut pas résider dans la préexistence de mandats nationaux (de membre d'un gouvernement ou d'élu national) et autres fonctions politiques, anciens ou abandonnés pour faire le saut vers Bruxelles : seule la légitimité supranationale, émanant de l'Union, soit du Parlement européen, qui approuve cette Commission, et aussi du président de l'exécutif européen, aujourd'hui élu par le PE et «tête de liste gagnante» aux élections européennes, qui doit donner son accord (commun accord) au Conseil sur les suggestions de commissaire des États membres, constitue une vraie et autonome source de légitimité, encore qu'incomplète, conformément à la culture politique du parlementarisme. Car, soulignons-le, cette légitimité serait bien plus grande si la décision finale, dans une prochaine réforme du traité, sur la composition de la liste de personnalités suggérées par les gouvernements pour la fonction de commissaire, incombait au seul président élu de la Commission (avec, dès lors, un réel droit de veto), sans l'actuelle codécision avec le Conseil, et était, in fine, soumise à l'approbation-élection du PE, dans une avancée du parlementarisme européen, jalon essentiel vers l'union politique de l'Europe (sans, dès lors, l' actuelle nécessité d'intervention finale d'approbation ultime du Conseil européen-- coinvestiture). Mais, les souverainistes de tout bord, qui ont politisé la Commission et se sont, plus récemment, opposés à la candidature à sa présidence de Jean-Claude Juncker, «tête de liste gagnante», ne sont pas encore prêts à changer de cap, en cette matière.

Notre déception devant cette persistance de la dérive de politisation, source de déficit démocratique et d'érosion de la supranationalité la Commission, comme aussi de ralentissement de son élan intégratif, est d'autant plus grande que le président élu Jean-Claude Juncker, qui a eu à interviewer les commissaires suggérés par les États membres (avant d'exprimer son commun accord avec le Conseil), pour examiner leur «candidature» sous l'angle de la compétence, de l'indépendance et d'engagement européen,  ne semble pas incommodé de ce haut degré de politisation de la Commission dans sa composition, contraire à l'impératif d'indépendance. En revanche, le président Jean-Claude Juncker a été, et à juste titre, loquace, et à plusieurs reprises, lorsqu'il exprimait son malaise devant la faible présence de femmes pressenties pour siéger au sein de la nouvelle Commission—actuellement neuf sur les vingt-huit membres. Il semble aussi se rallier au «marchandage global» («package-deal»), qui a eu lieu lors de la réunion extraordinaire du Conseil européen du 30 août 2014 et qui comporta la désignation de la supercommaissaire-haute-représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, le choix de Donald Tusk aux fonctions de président du Conseil européen et du Sommet de la zone euro et la possibilité, vu d'importants appuis d'États membres influent, dont l'Allemagne, de «réserver», pour 2015, la présidence de l'Eurogroupe au ministre espagnol de l'Économie Luis de Guindos. À cet égard, notre sentiment est que le nouveau président de la Commission, surtout après l'épineux processus pour l'acceptation du principe de la proposition par le Conseil européen au PE de son nom à élection comme président, en tant que «tête de liste gagnante», a préféré conserver, durant ce processus de sélection des commissaires, une posture de «low profile», pour se concentrer sur l'exercice de son autre pouvoir «constitutionnel», celui de la répartition des portefeuilles au sein de la Commission, pouvoir, tout de même, également, influencé par des gouvernements nationaux, surtout ceux qui exercent, aujourd'hui, un de facto rôle directionnel.

Quant au PE, à l'issue de l'examen écrit et oral (sur les trois critères de qualification mentionnés par le traité), auquel il soumettra les commissaires ainsi désignés, il conserve, certes, un pouvoir de veto. Osera-t-il s'en servir au besoin dans la crise actuelle de l'Europe (contexte géostratégique international explosif; contexte économique intérieur encore toujours fragile, depuis la crise dans la zone euro; peur de prêter le flanc aux critiques et de rentrer dans le jeu des députés eurosceptiques et, surtout, europhobes, désireux de déclencher une crise institutionnelle)? Pour nous, l'ampleur de cette «mauvaise politisation» l'y inviterait, mais nous ne nous y attendons pas. Et pourtant, l'exercice du veto appelle à la sagesse pour la stabilité institutionnelle de l'Union, mais aussi à la prise en considération de l'impératif de protéger l'équilibre institutionnel, la supranationalité de la Commission, le projet, d'une urgence irréversible, d'aller vers moins de déficit démocratique, vers plus de légitimité, vers plus de participation- allégeance du citoyen européen, et, in fine, vers une union politique, dans ce monde de globalisation et de multipolarité conflictuelle.

En somme, le profil hautement politisé des pressentis pour la nouvelle Commission ne nous rassure point, dans une Union européenne à saveur de plus en plus intergouvernementale, traversée par de multiples phénomènes de «mauvaise politisation» et courant des risques de «renationalisation», dans la foulée de la «constitutionnalisation» du Conseil européen, du «retour», lent mais progressif, des parlements nationaux dans des rôles au sein de l'UE, de l'arrivée au nouveau PE d'un important contingent eurosceptique et europhobe, qui n'apprécie point la nature, malgré son érosion, supranationale de la Commission. Le citoyen européen serait bien avisé de s'en inquiéter, affecté qu'il est, déjà, par les dérapages macro-économiques d'États membres et leur incapacité de réformes structurelles vers la compétitivité européenne et globale, par le déficit de projets du leadership européen et national, fortement ressenti, par l'horizon obscurci du rêve mouvant d'union politique de l'Europe.


Panayotis Soldatos est professeur émérite de l'Université de Montréal et titulaire d'une Chaire Jean Monnet ad personam à l'Université Jean Moulin – Lyon 3

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