par Bruno Vever, le mercredi 19 mars 2008

Face à une concurrence internationale activée par la globalisation, nos économies européennes accusent le coup. Elles ne peuvent compter que sur des taux de croissance modestes, dans un environnement économique qui se durcit. Les coûts de l'énergie et des matières premières s'alourdissent. La facture des dépenses de protection sociale s'envole. La concurrence se renforce dans les secteurs tant à faible qu'à forte intégration technologique. Les difficultés persistent sur le front de l'emploi. Et les délocalisations apparaissent de plus en plus fréquentes et visibles.


Cette crise d'adaptation se double d'une crise de confiance, dont la construction européenne fait les frais, par delà l'opération de sauvetage institutionnel engagée par le traité de Lisbonne. Du côté des Etats, l'heure est davantage au repli autour de son propre drapeau qu'aux grandes visions et aux gages de volonté commune. Du côté de l'opinion, malmenée par une attitude européenne peu lisible des dirigeants politiques et par des difficultés de vie accrues, persiste un triple déficit européen de ressenti, de confiance et d'appropriation.

Quant aux entreprises, elles sont prises en tenailles entre le rétrécissement constant de l'espace national, où les gouvernements ont de plus en plus de mal à les inscrire et les retenir, et l'appel au grand large d'une globalisation qui connaît peu d'autre règle que la loi du gagnant et rebat toutes les cartes. Entre ces deux rivages, l'espace européen manque de consistance, de colonne vertébrale, de dynamisme et de solidarité.

Cinquante après, Jean Monnet lui-même aurait sans doute constaté que son pari s'est trouvé en fin de compte inversé : on a coalisé - plus ou moins bien - les Etats, mais on n'a pas su unir les Européens. Ce sont toujours des entrepreneurs français, allemands ou italiens, appuyés par leur Etat, avec leurs cultures de gouvernance, leurs codes économiques et sociaux, leurs aides fiscales et leurs appuis à l'exportation qui tentent de se redéployer au sein d'un marché sans frontières dont l'espace européen n'est que l'abord le plus immédiat. Les équipes sont demeurées essentiellement nationales, et la Commission européenne ne siffle que les hors jeu. Mais où sont donc les euro-entrepreneurs d'une Europe organisée, rassemblée face à la globalisation planétaire ?

Force est de constater qu'on a presque tout fait pour décourager ces euro-entrepreneurs d'exister et de se développer sur de telles bases. Doit-on s'étonner aujourd'hui d'en payer le prix ? Trois exemples illustrent bien ce cruel constat.

Un des grands succès de l'Europe est d'avoir créé un grand marché intérieur sans frontières, aujourd'hui le premier du monde en PIB. Mais l'Europe n'a pas su créer dans le même mouvement une politique européenne de l'offre, appuyée par des euro-entreprises de toutes tailles naturellement intégrées à cette espace européen. Du coup, ce grand marché facilite certes nos échanges avec nos voisins mais crée tout autant un appel d'air qui active la concurrence mondiale sur notre propre marché, sans nous assurer les préférences et les économies d'échelle qu'on était en droit d'attendre.

Le statut européen de société a mis trente cinq ans pour être débloqué. Faute de mérites vraiment probants, il n'a été actuellement choisi que par 70 entreprises ! Et on attend toujours de la Commission qu'elle propose un statut européen simplifié pour les PME. Quant aux statuts européens pour les mutualités, de même que ceux pour les associations, ils ont été purement et simplement retirés par la Commission, faute de perspective d'accord ! N'oublions pas le fantôme du brevet communautaire qui hante toujours des réunions de diplomates en désaccord persistant depuis plus de trente ans ! Quant à la fiscalité européenne des sociétés, elle constitue un véritable jeu de l'oie avec ses cases paradis et ses cases prisons. Telle est aujourd'hui la pauvre panoplie de notre infortuné euro-entrepreneur, bien désarmé pour porter haut le drapeau européen – qui vient d'ailleurs d'être remisé au grenier par le traité de Lisbonne - !

Ce grand marché sans euro-entrepreneurs est également dépourvu de moyens publics communs pour l'organiser, le structurer et si nécessaire le protéger. L'euro lui-même, autre grand succès à l'actif de l'Europe, reste confié à la gestion exclusive de la Banque centrale de Francfort, en l'absence de toute velléité de l'Eurogroupe des ministres pour engager une gouvernance même embryonnaire de l'économie européenne. L'occasion de faire de la zone euro le laboratoire et l'avant-garde d'une Europe plus intégrée ne paraît même pas effleurer les chefs de gouvernement de ces pays, qui ne paraissent guère désireux d'y troubler la quiétude sourcilleuse de leurs grands argentiers.

Le budget européen, limité à 1% du PIB (20% du PIB pour les Etats-Unis), ne s'intéresse que de façon totalement marginale au financement de projets réellement européens (1% pour les coopérations transfrontalières, 5% pour la recherche européenne– soit trente fois moins que les budgets nationaux de recherche des Etats). Malgré des directives très formelles, les marchés publics européens continuent d'être réservés à 95% à des entreprises nationales, et quand ils s'ouvrent, se soucient peu d'une option préférentielle européenne. Et que dire de l'absence de tous services publics européens, même dans les domaines communs où il n'y a aucune raison d'en éparpiller la gestion entre 27 administrations nationales (cf. douanes, sécurité économique et financière, propriété intellectuelle) ?

Il manque enfin aux prescriptions des institutions de Bruxelles, qui rapprochent nos lois mais tendent aussi à s'y surajouter et à restreindre l'espace associatif et contractuel, et donc le dynamisme même des Européens, une implication active des acteurs économiques et sociaux de la société civile européenne. Il est temps d'associer les représentants des usagers dans une meilleure simplification de projets de réglementation européenne en amont, avec des analyses d'impact systématiques et publiques. Il est temps de donner aux acteurs socioprofessionnels européens des facultés réelles d'autorégulation et de corégulation pour compléter et simplifier la réglementation, non seulement dans le domaine social mais aussi les services, le commerce, les consommateurs, l'énergie ou l'environnement.

Il faut également densifier le tissu entrepreneurial européen en facilitant la sous-traitance à l'échelle européenne entre entreprises de toutes tailles, et renforcer aussi les partenariats publics/privés pour activer les réseaux trans-européens de transports, d'énergie et de télécommunications. Il est urgent de donner aux Européens des libertés d'initiatives accrues, notamment d'intensifier les coopérations transfrontalières, et de multiplier les échanges de formation engagés dans le cadre Leonardo ou Erasmus : là se trouve le vrai passeport d'une citoyenneté européenne !

Promouvoir d'authentiques euro-entreprises au sein d'une Europe plus européenne, plus organisée et plus participative. Tel est l'objet du "cahier des charges des euro-entrepreneurs" que vient de publier l'association Europe et Entreprises, autour de dix-huit priorités, à la suite d'une large investigation auprès d'entreprises de toutes tailles. Ce cahier des charges témoigne de la volonté mais aussi de l'impatience des euro-entrepreneurs à obtenir les moyens pour tirer un meilleur parti de l'Europe. Impatience de dépasser l'Europe actuelle du plus petit commun dénominateur, des additions nationales laborieuses, l'Europe réduite aux acquêts et donc aux seconds rôles. Impatience de construire ensemble une Europe plus et mieux intégrée, à effet multiplicateur, capable de libérer de nouvelles énergies qui ne demandaient qu'à pouvoir s'exprimer.

Impatience d'une Europe où il est enfin possible et payant de devenir Européens. Donc, de faire gagner l'Europe !


Bruno Vever est consultant en affaires européennes et secrétaire général d'Europe et Entreprises.

http://www.europe-entreprises.com

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