par Panayotis Soldatos, le 22 avril 2021

 

Nous avons intérêt à ne pas détruire un bien commun, c'est-à-dire la possibilité pour quiconque se trouve en péril d'en appeler au sens moral et à l'équité et de tirer parti d'arguments qui peuvent ne pas être rigoureusement démonstratifs» (Thucydide, L’Histoire de la guerre du Péloponnèse)

 

 Ayant déjà abordé, dans plusieurs de nos études de Chroniques, la question du rôle, actuel et de lege ferenda, de l’UE dans la lutte contre la pandémie de coronavirus, nous visitons, aujourd’hui, plus d’un an après son déferlement en Europe, la scène nationale des pays membres, acteurs «constitutionnellement» prioritaires et jalousement affichés comme tels dans ce domaine, pour relever les principaux dysfonctionnements d’un corps sociétal fragilisé, fissuré, déstabilisé  par cette crise sanitaire, révélatrice, dans sa durée, d’un profond malaise systémique préexistant : aussi, plutôt que de revenir à nos analyses des politiques publiques en la matière, préférons-nous, cette fois-ci, opter pour un autre angle d’observation, celui du corps sociétal, dont les attitudes et les comportements  influent considérablement sur les décisions, souvent réactives, des gouvernants et ont leur part de responsabilité dans l’évolution de la pandémie. Notons, enfin, que cette analyse, effectuée dans un contexte européen de pandémie, pourrait  bien trouver application, dans ses grands traits, à d’autres sociétés occidentales, dites avancées, elles aussi frappées de plein fouet du coronavirus et en quête d’une catharsis sociétale qui tarde.

        Dans cette démarche, et tout en demeurant conscient de la présence de certaines particularités socio-politiques nationales qui déconseilleraient toute généralisation pour les Vingt-Sept, nous pensons pouvoir identifier-expliquer certaines pathologies sociétales communes aux États membres (sans, toutefois, pointer du doigt l’un ou l’autre d’entre eux), eu égard à leur degré de parenté. Plus précisément, en effet, tant dans le cadre des approches sanitaires de prévention (avec, notamment, la cascade de confinements, les gestes barrières, les dépistages-traçages-quarantaines, les vaccinations) que de celui des politiques publiques de réponse à la crise socio-économique  afférente, nous avons relevé quelques donnes de dysfonctionnement sociétal commun, à retenir : écarts dans la  conception, voire le respect du «bien commun»; déficit de solidarité sociétale; formation ardue (parfois introuvable) de larges consensus; difficile ralliement d’un citoyen dubitatif, voire parfois méfiant, aux décisions des autorités publiques, marque tangible d’un processus d’érosion de la légitimité du pouvoir politique, contextuelle ici, mais, non moins de plus vaste application et durée; choc de valeurs, opposant la solidarité (horizontale et verticale) et le bien commun aux intérêts et choix individuels et de groupes.

       Pareille réalité sociétale, asymétrique et fragmentée, a rendu la lutte contre la pandémie fort ardue et conféré aux arbitrages de synthèse des autorités politiques, face à des demandes d’intervention de la population particulièrement  erratiques, contradictoires, fluides, elliptiques, du court terme, un double profil «en boucle»: tantôt celui d’un Sisyphe tenace dans sa volonté de recherche-défense de l’intérêt général et du bien commun; tantôt celui d’un Protée accommodant, au sceau d’expédients politiques, souvent à saveur électoraliste.

         A.- L’eudémonisme sociétal du temps présent : de l’individualisme utilitaire au contentement sans souffrance

        1° Dans le monde européen, celui de la quatrième révolution  industrielle et de l’incessante quête de compétitivité et de croissance dans le grand marché de l’UE, le citoyen, dans son «variant» de producteur- consommateur, apprécie, grandement et en priorité (sans, certes, négliger les bienfaits de sécurité et de paix), les aspects utilitaires de la dimension économique de l’intégration européenne et aspire à sa plus grande insertion dans ce vaste bassin de biens et de services, qui lui prodigue la satisfaction de ses besoins matériels et, au-delà, le surplus de moyens financiers de participation à l’espace de la culture, des loisirs et du ludique, encadré, sur le plan instrumental, par les GAFA(M) et autres géants de l’économie numérique ainsi que par la nébuleuse des réseau sociaux.

       Or, cette incessante quête du matériel et de l’eudémonisme, devenu une tendance socioculturelle chère à la fois aux «baby-boomers» et, dans la foulée, aux nouvelles générations, sécrète  des vulnérabilités sociétales qui s’obstinent à questionner son bien-fondé ou, tout au moins, sa compatibilité avec l’impératif d’un stoïcisme de résilience-résistance collective des sociétés lors de grandes crises (pandémies, catastrophes naturelles, crises socio-économiques, conflits internationaux, voire grandes guerres, etc.). Car, un monde qui aspire, dans une optique d’individualisme utilitaire, à s’ancrer dans la consommation du matériel, de l’immatériel (souvent virtuel) et du ludique, compromet, par un progressif «décrochage politique et sociétal» des citoyens, tout progrès vers la promotion et le partage équitable et solidaire du «bien commun». On comprendra, alors,  pourquoi les «sachants» et les «apprenants» des dangers de cet eudémonisme, alertés, de surcroît, aujourd’hui, par la pandémie, tirent la sonnette d’alarme sur ce «glissement» qui affaiblit la résistance du corps sociétal lors de graves intempéries multiniveau (sanitaires, économiques, sociales, culturelles, morales).

        2° En somme, c’est à l’aune de cette  lente, subtile, mais, ô combien profonde érosion du sens du «bien commun», que  le fléau de coronavirus, qui s’est abattu avec férocité sur les populations  du Vieux Continent, sans, certes, épargner les autres contrées, démontra, à la fois que «le Roi est nu» et qu’«il y a quelque chose de [dégradé] dans le Royaume». 

        Car, en effet, en Europe, le système politico-institutionnel, national ou sous-national, voire supranational (UE), s’est trouvé dans un état d’impréparation, qualitative et quantitative, prétendument inattendue mais réellement de longue date, vu les carences structurelles et perceptuelles du politique au niveau des États membres et la persistante hésitation à transférer à l’Union des compétences essentielles, voire prioritaires en la matière. 

       Quant aux citoyens, d’un déficit de comportement sociétal (venons-nous de le souligner), par rapport à leur  archétype, le «πολίτης», «polítês» de la démocratie athénienne, notamment sur le plan de l’attachement actif «au bien commun», ils se sont résolument et énergiquement manifestés, dès le déclenchement de la pandémie, à leur  enseigne individuelle ou à celle de leur  groupe d’ appartenance sectorielle de vie (par type d’activité socioéconomique, de production ou de consommation), en faveur d’une politique publique de limitation des confinements, d’une part, de prestations d’indemnisation des pertes et de compensation du «manque à gagner», d’autre part ; en réponse,  les gouvernements, dans leur propre rationalité, teintée de considérations sociopolitiques (atténuation des coûts matériels et sociaux du public, paix sociale, gains politiques, voire électoraux) et avec un regard sur le «tiroir-caisse» de l’Union européenne (celle-ci annonça, de son côté, des montants colossaux de prêts et de subventions), ont, «à chaud», échafaudé des mesures de prévention sanitaire «yo-yo» et des prestations financières, dans un recours au budget national, sans, toutefois, grand souci de discipline macro-économique et sans horizon clair de conception-planification de la nécessaire phase ultérieure de relance-reconstruction. In fine, dans une interaction cyclique «gouvernants-gouvernés», les citoyens, dans leurs réponses aux politiques publiques de prévention sanitaire, n’ont pas été, spontanément et suffisamment, à la hauteur des circonstances, adoptant, le verrons-nous dans les autres rubriques qui suivent, une posture, individuelle  ou de groupe, réfractaire et critique de leur contenu, calendrier et durée, leur paraissant trop restrictifs de leur liberté, et ceci sans égard suffisant à leur finalité de sauvegarde du «bien commun», exprimé ici, comme il se devait, en termes d’éradication diligente et complète de la pandémie et de reconstitution d’un tissu socioéconomique mis en mal par le fléau de coronavirus.

      Dans la foulée, force nous est de constater que les effets de lenteur-procrastination-inefficacité  des politiques publiques en pandémie s’abreuvent à une complicité gouvernés – gouvernants : les premiers, concassés et  à courte vue, s’attèlent, alors, à la défense d’intérêts individuels ou sectoriels, les seconds, poussés dans leurs retranchements politiques et, de surcroît, déficitaires, en termes de définition-protection du «bien  public», formulent des compromis fragiles, dans le but d’apaiser une opinion publique aux revendications «tous azimuts» et d’arbitrer, par une grille politique, les intérêts et les besoins différenciés de la population (sanitaires et socioéconomiques), sans toujours oser la nécessaire hiérarchisation et ciblage rigoureux des priorités et des défis du long terme (voir aussi  infra C et D ).

         B.- Le spectacle d’un corps sociétal sans solidarité intergénérationnelle : vivre selon son âge

        1° Habituellement, les pandémies ne connaissent pas de frontières générationnelles rigides, étanches. Or, en règle, générale, cliniquement et statistiquement établie, le coronavirus, surtout dans sa première année de déferlement, s’est attaqué, en priorité et de façon fortement asymétrique et virulente (cas graves d’hospitalisation, décès) aux personnes âgées ; à l’autre bout de l’éventail, et selon les études épidémiologiques, les générations X, Y et Z présentèrent  des symptômes moins sévères ou furent, tout simplement, asymptomatiques, des malades qui s’ignorent (depuis l’apparition, toutefois, des variants et la vaccination prioritaire des personnes en âge, cette asymétrie connaît certains renversements,  à  tendance transgénérationnelle).

         Cette particularité épidémiologique, largement soulignée-publicisée, dès le départ, par les spécialistes, les gouvernants et les médias, a déclenché (certes, avec d’autres causes, à relever ci-après) des attitudes de manque de solidarité entre les générations, avec un relâchement de comportement chez les jeunes générations, sur le plan des gestes barrières, des mesures de confinement et autres règles de sécurité en santé publique, conduisant aux désastreux effets de contamination-décès de parents, grands-parents, gens d’âge avancé, personnes à la première ligne des services sanitaires et socioéconomiques. De surcroît, les jeunes et les personnes d’âge moyen, davantage tournés vers des activités du champ du ludique (certains types de divertissement et de loisirs) ainsi que vers des événements festifs, privés ou de larges rassemblements dans l’espace public, ont contribué, à leur mesure (certes en conjonction avec d’autres facteurs), à la propagation du virus, alourdi le fonctionnement d’un système de santé déjà fragile, égrené, sans cesse, le nombre de victimes parmi les personnes en âge et, en 3e vague, au sein de la population dans son ensemble. 

         Loin de nous, cependant, l’idée d’attribuer, ici, aux jeunes générations un comportement délibéré de «nuisance du bien commun» (en l’occurrence, de la protection de la santé des aînés et, au-delà, de la population dans son ensemble, de l’éradication de la pandémie, de la reprise de l’activité économique et socio-culturelle). Il s’agit, plutôt, croyons-nous, d’un déficit de prise de conscience ou, encore, de prise en considération du danger qui pèse, en l’occurrence, sur les plus âgés et sur l’ensemble des forces productives de la nation, ce qui constitue, néanmoins, une «de facto» manifestation de manque de solidarité intergénérationnelle et, au-delà,  de discipline  sociétale.

       2° Et pour aller au plus profond de cette étiologie du manque de solidarité intergénérationnelle, nous y détectons un phénomène premier, en pleine évolution de crescendo, celui de la rupture de la continuité entre les générations, dont quelques manifestations nous paraissent révélatrices : le «décrochage» familial des jeunes et leur éloignement précoce, prématuré de l’«oikos» (foyer familial), dans une volonté hâtive d’émancipation-autonomisation accrue, parfois en réaction au rétrécissement du temps familial, dû au déploiement professionnel du couple parental (déploiement fort exigeant, dans une quête, certes légitime, par les deux parents, d’une carrière à l’ère de compétitivité d’une vélocité accrue); la dilution et l’éclatement du «noyau familial», qui prive les jeunes du déterminant apport d’une communication affective et intellectuelle avec les parents; une certaine perception de précarité des générations Y et Z au niveau du marché du travail, qui contraste, dans leur esprit, avec les conditions professionnelles et matérielles favorables, voire jugées «privilégiées» des «baby-boomers»; les orientations culturelles des jeunes, progressivement affranchis de supports physiques (CD, DVD, livres) et puisant dans l’immatérialité du numérique et des nouveaux modes de divertissement, qui creusent ainsi l’écart dans la communication avec les aînés; la mobilité sociétale accrue des jeunes générations, sur le plan de leur carrière dans la mondialisation, qui les projette, de façon croissante, vers des secteurs et un milieu professionnel (national ou international) à l’enseigne de la quatrième révolution industrielle; leur participation active et massive aux réseaux sociaux, qui les expose, en termes d’information, de communication et de mobilisation, à une socialisation multiple, instantanée, fluide, car changeante et d’une mouvance de grande vélocité, contraire à celle de la distanciation sédentaire des personnes âgées; l’autonomie déclinante, évanescente (physique, intellectuelle) des personnes âgées, surtout celles du 4e âge, qui les oblige à enregistrer ce déficit intergénérationnel, à effectuer leur propre «décrochage» de rupture avec les plus jeunes (même en milieu familial) et à se réfugier, souvent, bon gré (de leur libre arbitre), mal gré (face à l’exclusion sociétale progressive des personnes âgées ou à l’insistance bienveillante  de leurs descendants de les y «placer») aux maisons dites de retraite, mais, en réalité, à ces salles d’attente et de contemplation de l’inéluctable, devenues, depuis la pandémie, les antichambres du grand départ, ainsi précipité.

         C.- Un concassage socioéconomique et territorial du corps sociétal, aux antipodes du «bien commun» 

         1° La pandémie, aux dégâts multiniveau (de santé, économiques, sociaux, politiques, générationnels), a frappé un corps sociétal déjà aux nombreuses fissures dont elle a accentué, qualitativement et quantitativement, la gravité déstructurante. 

          En effet, s’il est vrai (nous l’avons déjà souligné dans le cas de l’asymétrie générationnelle des pertes humaines) que le fléau de coronavirus présente un bilan asymétrique de dégâts sociétaux (entre générations, couches sociales, secteurs, régions), son élimination, en tant que menace sanitaire, passe, de toute évidence, par la réussite d’une politique publique préventive (par voie de gestes barrières, quarantaines, confinements, couvre-feux, mesures d’urgence, vaccination massive aux fins préventives et d’immunité collective), diagnostique (dépistage-traçage) et thérapeutique (notamment en milieu hospitalier), qui  présuppose-exige un large consensus sociétal de respect et de suivi. Or, dans cette même réalité sociétale créée par le coronavirus, on a observé que, à chaque mesure préventive de santé publique adoptée par les autorités, différents segments de la société procèdent, de façon spontanée ou, selon le cas, concertée-organisée, à une levée de boucliers, ordonnée à la défense d’intérêts spéciaux, «corporatistes» «sectorialistes», «localistes» (suivant le type d’entreprise et de profession, le secteur de production, de commerce et de consommation de biens et de services, ou, également, la localisation géographique -- centres urbains, régions); de tels segments de la société se  présentent ainsi en ordre souvent dispersé et peu capables d’une synthèse et priorisation de l’intérêt général et du «bien commun» que le concept mobilisateur des forces vives de la nation tenta  jadis de servir, avant de tomber, aujourd’hui, dans la catégorie des mythes sociétaux. 

        Corrélativement et en parallèle (et nous y reviendrons dans la prochaine rubrique), dans une symétrie d’arythmies, cacophonies, comportements erratiques, les gouvernants, faisant face à des populations ainsi fragmentées-concassées, se sont, à leur tour, transformés en équilibristes aux exercices périlleux, dominés par des mesures sanitaires «yo-yo», des prestations financières de «tiroir-caisse»,  «à chaud», «à la carte» et d’un évident déficit  de planification à l’horizon du moyen et du long terme. Collés ainsi sur le rétroviseur politico-électoral, dirigeants et forces politiques  ont souvent recouru, durant la pandémie, au lancement de ballons d’essai et à l’adoption d’expédients politiques, se permettant, de surcroît, d’ignorer le monde scientifique ou s’efforçant de l’articuler-limiter à un processus consultatif à caractère sélectif, voire, selon le pays, de portée aléatoire, qui conduisit à certaines prises de positions du type d’affirmations-opinions sur des questions que la recherche n’a pas encore  pu élucider, dans ce temps réduit, trop court, de recherche-observation-analyse (penser, par exemple, aux affirmations floues et elliptiques concernant : le choix et l’homologation des vaccins à administrer, dans une démarche aux considérations de politique interne (politiques à l’adresse des industries pharmaceutiques) ou de politique internationale (diplomatie des vaccins); les interprétations, souvent quasi arbitraires, des  risques d’au moins deux des vaccins utilisés et de leur impact différencié selon les tranches d’âge; l’intervalle d’attente permis entre les deux doses de vaccin, sans cesse élargi du fait des pénuries d’approvisionnement vaccinal et/ou  des ratés dans leur administration au public, contredisant ainsi les Protocoles des compagnies pharmaceutiques de production des vaccins; les avis quasi impressionnistes sur la durée de protection de la vaccination, surtout par rapport aux diverses tranches d’âge; la dernière «trouvaille» de panachage de vaccins différents pour les deux doses).

       D.- Le politique et la quadrature du cercle face à la pandémie : protéger la santé et la vie des populations, sans nuire à l’économie et aux équilibres sociétaux

        La pandémie a confirmé, cette fois-ci de façon éloquente, une certaine contorsion du dialogue démocratique, et par ricochet, une contestation sous-jacente de la logique du système représentatif  issu du suffrage universel, phénomène politique en crescendo depuis nombre d’années. En effet, les citoyens, en leur qualité à la fois de producteurs socioéconomiques et de consommateurs, affichent, de façon croissante, parfois au lendemain même de la fermeture des urnes et d’un mandat majoritaire de gouvernement, par le biais, notamment, des plateformes médiatiques, des réseaux sociaux et, surtout, des manifestations publiques, une ardoise de revendications segmentées et multiniveau (en l’occurrence, dans les champs de la sécurité, de la santé publique et du bien-être matériel et immatériel), qui remettent en question le menu législatif et réglementaire d’élus chargés de gouverner. 

         Or, pareille conception de la vie démocratique, qui, dans certains États membres de l’Union, prend l’allure de nouvelle donne fondamentale de la vie publique, réduit, directement ou indirectement, implicitement ou explicitement, la liberté, l’autonomie et la capacité décisionnelle de gouvernants légitimement mandatés par le suffrage universel pour mettre en œuvre leurs politiques publiques à l’intérieur des limites temporelles de leur mandature, quitte, certes, à être jugés aux urnes de la prochaine élection. Il en découle un schéma de «dialogue» rapidement transformé en confrontation sociétale largement conflictuelle, entre, d’une part des citoyens-électeurs, qui  ne se privent  nullement de scruter, voire de contester, au jour le jour et «au coup par coup»(«piecemeal»), les politiques publiques et les mesures de leur actualisation sur le terrain sociétal, lorsque celles-ci leur paraissent contraires à leur intérêt individuel, «corporatif», associatif, régional-local et, d’autre part, des gouvernants, qui, inscrits dans cette logique politique, accentuée, aujourd’hui, dans la version déformante du populisme, appréhendent ces réactions de l’opinion publique et leurs éventuels prolongements de contestation active et de menace électorale et se montrent enclins à temporiser, à manipuler, à éviter, par des compromis et arbitrages d’expédients, ajustés aux échéances politiques et aux enjeux électoraux, des solutions qui s’imposent mais qui fâchent.

       C’est ainsi que, dans la tourmente sanitaire, socioéconomique et politique de la pandémie, les dirigeants, souvent poussés par la rationalité provisoire du moyen, voire du court  terme (selon les échéances électorales) et plongés dans la nébuleuse des intérêts controversés et entrechoqués, s’efforcent, tant bien que mal, à capter-décoder l’humeur populaire et ses répercutions systémiques, dans une posture d’équilibristes qui jonglent avec l’épineuse démarche de conciliation des intérêts individuels-sectoriels et de l’ impérative, mais, alors, ô combien ardue, articulation-agrégation des composantes d’un «bien commun» à sauvegarder et à promouvoir. Il en résulte la permanence de diatribes «gouvernants-gouvernés», dans un processus d’arythmies, d’incohérences, de palinodies, de rétroactions cycliques, de revirements, de manipulations de communication, d’accidents de parcours, de dégâts sociétaux, le tout dans une atmosphère sociétale  où on ne dit pas tout, on n’écoute pas tout, on ne comprend pas tout, mais on scrute, on calcule, on doute, on jauge, on revendique, on reçoit, on accorde et,  in fine, on renvoie les bilans définitifs et les pertes à une date ultérieure, dans l’attente, voire l’espoir de temps meilleurs, plus propices aux vraies solutions, si, certes, celles-ci existent et conviennent à toutes ces catégories d’interlocuteurs et de clivages et, surtout, à condition qu’il ne soit pas trop tard.

        E.- Et pour ne pas conclure 

        Notre démarche de réflexion, portant sur les interactions sociétales de la scène nationale des États membres de l’UE  en période de pandémie, est une radioscopie des temps présents et ne scrute pas leur trajectoire de prolongements futurs. En effet, tournée vers l’identification de certaines pathologies sociétales (fractures générationnelles, tissu socioéconomique fragmenté, replis sociétaux, déficits de solidarité horizontale et verticale (population, gouvernants), consensus elliptiques,  «bien commun» aux contours nébuleux), exacerbées par le fléau de coronavirus, notre analyse explore une étiologie de tendances lourdes de blocages systémiques qu’elle attribue, en majeure partie, aux profondes mutations de la quatrième révolution technoéconomique : ère du numérique; économie immatérielle et en compétitivité intensifiée; réseaux sociaux d’information fluide et d’un traitement déficitaire; constellations d’encadrement directionnel de la communication (par les GAFA(M) et les autres géants du numérique); société de consommation galopante; individualisme utilitaire ; intérêts particuliers, cloisonnés dans des appartenances infra-sociétales (famille, groupements professionnels et de travailleurs, formations associatives de production et de commerce etc.); résilience du court terme, couplée d’un anhistoricisme croissant, qui efface de la mémoire populaire les enseignements du passé (haut degré de résilience dans des périodes de grandes crises sociétales) ; «décrochage» politique du citoyen (abstention-éloignement de la sphère politique) et décote des dirigeants (érosion de la légitimité de l’autorité et du leadership du politique, souvent rabattu sur des formes de populisme et de manipulation électoraliste).

       In fine, et avant que le rideau ne retombe à l’entracte de cette tragédie, dont nous ne captons que le temps présent, souhaitons que le lecteur trouve, ici, le fil conducteur d’une pièce de l’absurde : la pandémie frappe toujours et sans horizon clair de dénouement ; Godot ou, à défaut,  Deus ex machina tarde à entrer en scène pour la catharsis; des humains chutent, des humains attendent, des humains se lassent, des humains  se divertissent, des humains  espèrent, des humains rêvent… , tous pris  dans des mutations sociétales qui s’installent sur le long terme.

 

Panayotis Soldatos est professeur émérite de l’Université de Montréal et titulaire d’une Chaire Jean Monnet ad personam à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 

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