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par Bruno Vever, le vendredi 25 mars 2016

L'Europe connaît aujourd'hui une impressionnante collection de crises en tous genres qu'elle ne parvient guère à surmonter et dont il devient impossible d'évaluer toutes les conséquences :


une crise sécuritaire sans précédent, rappelée à notre plus mauvais souvenir par les attentats terroristes de Bruxelles succédant à ceux de Paris quatre mois auparavant ;

. une crise migratoire exceptionnelle, avec les afflux aussi massifs qu'incontrôlés des réfugiés d'un Moyen-Orient à feu et à sang ;

. une crise de solidarité aiguë, avec un retour des contrôles aux frontières entre Etats membres, balayant les anciennes libertés de Schengen ;

. une crise économique et sociale interminable, avec dans la plupart des pays un chômage élevé frappant tout particulièrement les jeunes, malgré le rééquilibrage inédit des conditions internationales d'échange et un « plan Juncker » resté imperceptible pour tout un chacun ;

. une crise financière en embuscade, menaçant de rechuter sous le poids de dettes publiques abyssales, d'une volatilité structurelle des marchés boursiers et d'un secteur bancaire resté, malgré un dernier plan européen, largement opaque et sous perfusion de la Banque centrale européenne, seule entité fédérale d'une union économique et monétaire coupablement inachevée ;

. une crise budgétaire croissante pour l'Union européenne, privée d'autonomie et réduite à la portion congrue par ses contributeurs nationaux, donc hors d'état d'exercer efficacement les missions communes censées lui revenir, tout en l'obligeant à sacrifier des programmes aussi emblématiques que les échanges Erasmus ;

. une crise agricole récurrente, avec notamment en France des jacqueries paysannes au sein de régions rurales appauvries, vieillissantes et de plus en plus désertifiées ;

. une crise des banlieues et zones urbaines « sensibles » dont la forte expansion démographique, jointe à un chômage aigu, va de pair avec une délinquance mal contrôlée et l'émergence récente de réseaux radicaux et terroristes ;

. une crise régionale croissante, avec des poussées politiques de fièvre contestataire et identitaire ébranlant, de l'Ecosse à la Catalogne en passant par la Corse, les « Etats nations » les plus séculaires ;

. une crise d'identité commune devenue délétère, avec des Britanniques menaçant sans détours ni états d'âme de quitter l'Union, référendum programmé à l'appui, et des partenaires prêts à brader des principes communautaires essentiels à seule fin de conserver un éternel imprécateur dont ils ont, chemin faisant, appris à imiter à leur propre profit les postures cyniques les plus payantes ;

. une crise de cohésion devenue structurelle sous le poids de la diversité comme du nombre, en l'absence de réforme institutionnelle à la hauteur des multiples élargissements, avec un éclatement des approches et des mentalités, là où un même esprit communautaire aurait du finir par l'emporter ;

. une crise de décision à la mesure de pareille situation, avec des dirigeants cramponnés sur leurs intérêts nationaux et imperméables à tout concept d'intérêt communautaire – alors même que le Conseil Européen qui les réunit est devenu l'arbitre suprême ! - ;

. une crise de confiance découlant de tout ce qui précède, avec des opinions et des peuples qui ne comprennent plus - faut-il leur en tenir rigueur ? - cette « Europe », ou plutôt cette « Non-Europe », devenue aussi inefficace qu'illisible et, disons-le, invendable.

Pour les avocats et militants déclarés de l'Europe, quinze ans après l'exploit de la monnaie unique et dix ans après le printemps des grands élargissements, c'est déconvenue sur déconvenue, gifle sur gifle, et coup de massue sur coup de massue...

Après pareilles déceptions, désillusions voire trahisons en tous genres, comment ne pas s'étonner qu'il y ait encore, malgré tous ces vents contraires, des partisans d'une Europe intégrée ?

Faut-il y voir des émules de Sisyphe, condamné par les dieux à pousser sans arrêt ni espoir un rocher qui ne fait que retomber ? Ou au contraire des émules de Pénélope, fidèle à bon escient à l'absent, malgré les pressions et moqueries de tous ceux qui avaient, bien témérairement, décrété son deuil ?

L'histoire vécue de la construction européenne nous rappelle que ses partisans ont, dès les débuts, collectionné les épreuves, même si sa commémoration officielle ne retient que les succès, les traités et les photos souriantes d'une famille en expansion. Car ce bilan n'a guère été exempt d'occasions manquées, de lourdes déconvenues et d'échecs sans appel, et certains succès eux-mêmes ont parfois mal supporté l'épreuve du temps. Jugeons-en par quelques rappels.

La construction européenne s'est à l'origine en 1950 fondée sur une mise en commun inédite du charbon et de l'acier, si liés aux précédents conflits, suivie en 1957 d'une supervision conjointe de l'énergie atomique. Mais qu'en reste t-il aujourd'hui ?

La haute autorité CECA, juridiquement caduque, a été dissoute dans une Commission européenne de moins en moins fédéralisante, tandis qu'Euratom est resté quelque part dans ses limbes. Aujourd'hui, les politiques de l'énergie sont redevenues essentiellement nationales, voire antagonistes entre l'Allemagne et la France elles mêmes ! A moins d'être autiste ou humoriste, peut-on encore agiter, comme certains aujourd'hui, une relance de l'Europe par une approche commune de l'énergie et de l'environnement ?

De même, on n'avait pas hésité à signer dès 1952 un traité créant une Communauté européenne de défense. L'échec en 1954 de sa ratification par la France en a sonné le glas ! Ce glas n'a pas fini de résonner soixante ans après pour les Européens toujours soumis au bon vouloir d'une protection américaine.

Si beaucoup, notamment à l'Est, trouvent assurément des avantages éprouvés à cette protection là, sa pérennité n'en inflige pas moins à toute l'Europe un coût politique plein de conséquences multiples dont la facture, même entre solides alliés, paraît déraisonnable ! Mais là aussi, si d'aucuns agitent la perspective d'une relance de l'Europe par la défense, comment réutiliser les œufs européens d'une omelette transatlantique cuite et recuite ?

Que dire enfin des rêves d'une « puissance politique » européenne, appuyée sur des citoyens qui lui soient directement associés, et animée par de vrais dirigeants « européens », crédibles et identifiés comme tels ? L'échec électoral en 2005 du traité constitutionnel, premier pas timide sur pareil terrain, mais première victime aussi de cette crise de confiance qui perdure, a durablement dissuadé toute relance d'une telle approche. Qui aujourd'hui parmi nos états-majors politiques, à défaut de quelques Verts, ose encore afficher l'ambition d'une Europe fédérale ?

Et pourtant… Envers et contre tout, l'Europe existe quand même, et nous la rencontrons chaque jour, ne serait-ce qu'en ouvrant nos portefeuilles et nos porte-monnaie, à travers ces euros qui circulent librement (et sans doute miraculeusement au sortir d'une histoire si mouvementée) à travers tant de pays européens !

De même, l'Europe n'est déjà plus forcément limitée à un marché commun, même inachevé. D'autres graines ont été semées, y compris l'amorce d'une « politique étrangère et de sécurité commune » même si on voit bien toutes ses difficultés à s'affirmer vraiment face aux Etats les moins enclins à lui laisser le premier rôle !

Pour sortir de ces spirales de crises et d'échecs que l'Europe connaît aujourd'hui, inutile de se lancer à nouveau dans de grands débats politiques, idéologiques et doctrinaux ! Renouons plutôt avec la « méthode communautaire », celle, inaugurée par Schuman et inspirée par Monnet, qui aura été à l'origine de tous nos succès collectifs et qui le reste plus que jamais : on ne construit – et on ne préserve - l'Europe que par de nouvelles solidarités de fait !

Aujourd'hui, ces nouvelles solidarités sont celles que nous imposent clairement des défis communs hors norme qu'on ne pourra affronter, relever et surmonter qu'en commun ! A cette fin, il n'est plus temps pour nos Etats de tergiverser ! Il est par contre urgent de mettre en place un « Institut budgétaire européen » pour analyser ensemble, sereinement et rationnellement, ce qu'il faut aujourd'hui « faire ensemble pour faire face », suite à cette avalanche de crises aussi inédite qu'ininterrompue, aussi interconnectée qu'inextricable, aussi menaçante que globale.

Alors cessons ce jeu stérile du « tous perdants », qui consiste à se cacher mutuellement les cartes et se disputer le moindre sou ! Examinons désormais quoi faire ensemble plutôt qu'isolément, afin d'être plus efficaces à meilleur coût, dans l'intérêt évident de tous les citoyens et contribuables européens, comme dans l'intérêt bien compris de tous les Etats eux-mêmes !

Les terrains d'application d'une telle approche de bon sens ne manqueront certes pas : agence européenne de renseignement, police fédérale européenne, gardes-côtes européens, protection civile européenne, force commune d'intervention, parquet européen antiterroriste, etc.

Reste en définitive la question centrale : nos Etats accepteront-ils enfin, dans l'urgence et les débordements d'une pareille crise, de reconnaître la primauté de l'intérêt commun ? Cette question en appellera nécessairement une autre si, placés devant leurs responsabilités collectives, ces Etats devaient continuer à se défausser. Il reviendrait alors aux citoyens, pour mériter encore ce qualificatif, de la poser clairement : où sont les vrais alliés et les vrais adversaires des Européens eux-mêmes ?

 

Bruno VEVER est délégué général d'Europe et Entreprises et secrétaire général de l'Association Jean Monnet

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